Chèvre

Traire des chèvres qui n'ont pas mis bas

En France, le FiBL mène un projet de recherche sur l'induction de la lactation chez les chèvres. Un changement de paradigme au service du bien-être des animaux et des hommes

13.5.2024

Cet article est paru dans le BioAktuell, numéro 01/24.

Faire produire du lait à des chèvres qui n'ont pas mis bas. L'idée peut paraître saugrenue, voire un brin illusoire. Elle est pourtant tout à fait réaliste, et fait d'ailleurs l'objet d'une étude menée par le FiBL France en collaboration avec la fondation Quatre Pattes/Vier Pfoten (voir l'interview ci-dessous). «Certains animaux sont en effet capables de démarrer une lactation après avoir été taris, sans avoir porté ni donné naissance et ce, de façon totalement autonome», relève Felix Heckendorn, expert en sciences animales et président du FiBL France.

Observée sur le terrain par les praticiens, l'induction naturelle de la lactation de chèvres non portantes est un phénomène qui n'a que très peu été étudié par le passé. «Dans les années 1960, la recherche s'est penchée sur la stimulation artificielle d'une lactation, par le biais d'hormones, dans le but d'augmenter la productivité laitière», poursuit le scientifique. Aujourd'hui, l'induction naturelle interroge les éleveurs, soucieux du bien-être et prêts à faire évoluer leurs pratiques pour résoudre plusieurs problématiques: «En France, la filière caprine fait face à un problème de prise en charge des cabris. L'offre dépasse largement une demande extrêmement faible et la crise du covid n'a rien arrangé», explique Caroline Constancis, responsable du projet de recherche pour le FiBL France. «Diminuer le nombre de naissances sans péjorer la production laitière serait une aubaine pour les producteurs.»

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Éviter les réformes prématurées
Outre la faible valorisation économique des chevreaux, la problématique de la fertilité des chèvres est récurrente en élevage caprin car elle constitue un poids parfois considérable dans la rentabilité d'un troupeau. «Réformer une chèvre qui ne prend pas au bouc, c'est une perte sèche du point de vue économique. Sans compter l'aspect émotionnel et éthique – se séparer prématurément d'un animal est parfois contraire aux valeurs de l'éleveur, qui tisse un lien fort avec ses bêtes et ne souhaite pas s'en séparer.»

De plus en plus pratiquée dans la filière caprine pour palier à cette problématique, la lactation longue, qui consiste à ne pas tarir l'animal, parfois pendant plusieurs années, questionne cependant, dans la mesure où la mamelle n'est jamais au repos. En outre, les gestations constituent autant de stress qui viennent affaiblir l'animal et affecter sa santé sur le long terme. «Au final, éviter des gestations tout en offrant des pauses aux animaux dans leur carrière de laitières pourrait s'avérer une bonne solution pour allonger la durée de vie productive des chèvres», résume Felix Heckendorn.

Forts de ce constat, éleveurs caprins et chercheurs du FiBL ont mis sur pied un programme de recherche on-farm. Objectif: comprendre le phénomène de l'induction d'une lactation et étudier sa reproductibilité. «Le premier chapitre du projet, Lactodouce, mené entre 2021 et 2022, nous a apporté les preuves qu'en stimulant les trayons et sous certaines conditions, la lactation pouvait effectivement redémarrer chez une chèvres tarie non-portante.» Le second volet, intitulé Gentle Dairy et initié en 2023, vise quant à lui à mieux saisir les mécanismes de la mammogenèse et de la lactogenèse. «La race, la multiparité, la présence de cabris dans le troupeau, de phéromones stimulantes, ainsi que la longueur du jour, sont les facteurs que nous supposons avoir une influence sur l'induction de la lactation», énumère Felix Heckendorn.

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Un protocole de recherche collectif
Ces prochains mois, Caroline Constancis et son équipe vont donc suivre une dizaine d'élevages répartis dans la Drôme, l'Isère et l'Ardèche, mettant chacun à disposition de l'étude entre 4 et 12 chèvres. «Il y a une vraie attente de éleveurs sur cette thématique», relève Caroline Constancis. «Ils sont prêts à risquer de perdre du lait afin de gagner en connaissances et savoir-faire en participant à l'étude. En outre, le protocole a été rédigé de façon collective, pour coller au mieux à leur réalité.»

Anne-Laure Vautrin, qui élève une quarantaine de laitières à Aleyrac, pratique l'induction de la lactation depuis déjà deux ans. Ainsi, cet hiver, seule une moitié de son tropeau mettra bas. «Les autres chèvres seront stimulées, comme le prévoit le protocole», explique l'agricultrice qui escompte le déclenchement d'une lactation chez la majorité de ses laitières non gestantes. «L'induction de la lactation est une bonne solution à mes problèmes de fertilité. Je peux enfin donner une deuxième chance à mes chèvres non-portantes plutôt que les réformer, et aussi éviter des séparations déchirantes avec des animaux que j'aime - ça adoucit clairement mon métier.» L'éleveuse apprécie également le nombre restreint de mises-bas en janvier: «On a tout à gagner à limiter les naissances, aussi bien en termes économiques - la viande de cabri ne rapporte strictement rien - que du point de vue de la charge de travail. En outre, on réduit également la pression sanitaire à la chèvrerie, et on limite ainsi les soucis de santé et les frais vétérinaires!»

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Quid de la prolactine et du cortisol
Le projet prévoit également de doser régulièrement chez les chèvres stimulées la prolactine et le cortisol, deux hormones responsables de la lactation, et d'étudier en détail la dynamique de la lactation induite sans mise-bas. «De combien le volume produit est-il inférieur par rapport à une lactation standard? La courbe connaît-elle également un pic? Y a-t-il une corrélation entre prolactine et volume produit? Les chèvres induites ont-elles, à terme, le même potentiel de fertilité?» énumère Caroline Constancis, dont l'objectif est de documenter un maximum le phénomène. « Les questions sont multiples car les enjeux nombreux.»

Pour Sébastien Linas et Céline Charbon, qui élèvent une cinquantaine de chèvres à Py, dans les Pyrénées orientales, l'induction de la lactation s'inscrit dans la recherche d'un mode d'élevage plus éthique. «Le geste le plus fort qu'un élevage puisse faire en faveur du bien-être animal, c'est de ne pas faire abattre un individu prématurément», résument les deux éleveurs, qui pratiquent déjà la lactation continue - en laissant les chevreaux sous la mère - afin de diminuer le nombre d'animaux abattus sur la ferme. «L'induction permet de diviser par deux et demi le nombre d'animaux à naître. Et par la même occasion d'offrir une pause bienvenue à l'animal et à l'éleveur lors du tarissement.»

Si elle semble répondre à de nombreuses problématiques propres à l'élevage caprin, la production laitière sans gestation demeure questionnante d'un point de vue philosophique. «L'élevage est par essence anthropique, rétorque Sébastien Linas. Même si elle est effectivement dirigée par l'éleveur, la lactation induite est favorable aux animaux, puisqu'on leur en demande moins.» Pour Felix Heckendorn, on aurait tort de se priver de tout ce qui peut participer à rééquilibrer la relation homme - animal domestique. «Le comportement des chèvres fera également l'objet d'observations attentives et systématiques, car nous sommes dans une perspective d'amélioration du bien-être animal, une priorité en agriculture biologique», conclut-il. Claire Berbain

«On peut éviter bien des problèmes liés au bien-être»

Selon Daniela Haager, l'induction de la lactation s'avère intéressante

Pourquoi votre fondation s'allie-t-elle au FiBL sur ce projet «Gentle Dairy»?

Daniela Haager, Fondation Quatre Pattes: Parce que l'induction de la lactation participe à rendre l'élevage de chèvres laitières durable et respectueux des animaux. Ce projet s'inscrit parfaitement dans notre principe des 3R (Reduce, Refine, Replace) que nous défendons: réduire sa consommation de viande, l'améliorer en choisissant des produits certifiés issus d'un élevage respectueux et enfin remplacer sa consommation de viande pour des alternatives végétales. Au final, c'est un premier pas sur la voie d'une alimentation saine et durable.

L'induction de la lactation, même sans recours aux hormones, demeure une pratique clairement dirigée par l'humain - comment est-elle compatible aux préceptes de la protection des animaux?

C'est une pratique qui doit absolument être prise en considération car elle permet d'éviter de nombreux problèmes relatifs au bien-être animal - abattage des chèvres après une courte durée de vie, cabris tués après la naissance, transport de jeunes chevreaux sur de longues distances vers des ateliers d'engraissement de type industriel, utilisation exacerbée d'antibiotiques, etc.

Dans quelle mesure Quatre Pattes soutient le projet?

Nous apportons une aide financière - 75 pour cent des coûts - mais aussi scientifique au projet.

Interview: Claire Berbain
Daniela Haager a fait des études en sciences animales à Vienne. Elle collabore à l'unité scientifique de Quatre Pattes.

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